Article rédigé par Quentin Roux

Tant que l’évolutivité des nouveaux bâtiments ne sera pas prise en compte, l’apparition de friches est inéluctable.

Au même titre que les déchets générés par nos sociétés, l’urbanisation produit des espaces abandonnés dont personne ne veut : ils seront nommés ici les interstices.

L’interstice est un terme complexe à caractériser, il est « ce qui se tient entre ». Pour être plus précis, ce sont des terrains abandonnés par le développement urbain, « les restes d’un découpage qui ne tombe pas juste » (P. Desgeorges & A.Nochy). Ils sont la résultante de l’évolution des villes, du morcellement des sols, des excès d’urbanisation. L’interstice découle d’un processus complexe dans lequel des temporalités et des logiques multiples interagissent. « Entre l’histoire longue de l’urbanisation marquée par la mainmise de l’Etat depuis 1950 puis par son désengagement, l’histoire, encore plus longue, de la mutation économique post-industrielle, et celle, plus courte, des crises immobilières, les sols urbains ont été soumis à des tensions de forces et de directions inégales » (R.Paris). Les sociologues Hélène & Marc Hatzfeld et Nadja Ringart complètent la définition en ajoutant un deuxième aspect à l’interstice : il devient non plus un simple espace propice à l’émergence de certains phénomènes, mais bien un « analyseur » des problèmes d’adaptabilité des formes d’emploi actuelles aux transformations économiques et sociales, analyseur des réponses qui sont produites aux marges de la ville. Pour qu’il y ait interstice, il faut qu’il ait frontière, une coupure entre l’espace vivant et l’interstice agonisant.

La  ville contemporaine quant à elle déchaîne les passions mais ne laisse personne indifférent. Elle a été brillamment définie par Feu Bernardo Secchi : « Discontinue, dispersée, fragmentaire, hétérogène, dépourvue de règles facilement reconnaissables, marquée par un mélange d’activités et de sujets les plus disparates, par la présence de formes et techniques qui appartiennent à différentes époques, la ville contemporaine et surtout la grande ville résulte des tendances qui ont traversées les deux derniers siècles».

Quels points communs entre les délaissés des grands ensembles, la friche industrielle ou les lanières enherbées des infrastructures de transport ? Peu au regard du droit du sol ou du statut de propriété. Peu aussi au regard de l’usage qui l’attend ou qui lui avait été attribuée avant. Mais, incontestablement, ils ont en commun une sous-utilisation et un délaissement, écho d’une crise ou d’un changement sociétal brutal.

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De Rennes à New York, la multiplicité des interstices urbains permet d’envisager une diversité des formes de reconquête : culturel, sociale, économique, environnementale…

La cause première de l’interstice est économique, puisque c’est l’absence de revenus tirés de cet espace qui conduit à son inutilisation. Ainsi, nous pourrions affirmer que l’interstice n’a aucune valeur. Pourtant, si l’on se risque à aller plus loin que cette vision technocrate, on s’aperçoit que le délaissé n’a pas qu’une valeur pécuniaire. Ainsi, il est paraît logique d’intégrer à l’équation les valeurs sociales, symboliques et environnementales.

Nous pourrions inverser le constat : parce que l’interstice est non rentable, parce qu’il ne vaut rien, il faut l’extraire de ce cycle et lui donner une autre rentabilité sociale, symbolique, environnementale, laquelle restaurera naturellement son utilité économique.

L’espace délaissé par les sociétés n’est pas oublié pour tous, son abandon l’ouvre à la reconquête. Ainsi, depuis plusieurs années, les initiatives en faveur de la réappropriation de ses interstices se multiplient et donnent à réfléchir quant à l’émergence de nouveaux besoins des populations des villes contemporaines, en quête de nouvelles pratiques.

Le manque de données quantitatives fiables explique les difficultés récurrentes à définir précisément les interstices. Ils appartiennent à des registres statistiques différents, recensés par des organismes variés dans des buts distincts. De nombreux praticiens qualifient les interstices en proposant leurs propres définitions, en inventant leurs propres termes Friches, dents-creuses, squats, espaces cachés, chutes urbaines, jachères, espaces résiduels, no man’s land, interstices, espaces de rupture, délaissés, recoins, les bords, terrains vagues, espaces intermédiaires, tiers-paysage, non-lieu, junkspace, zones blanches, expérience interstitielle, hors-lieux, espaces d’incertitude, entre-deux, territoires du vide, fractions incertaines, espace sans définition, vides programmés, vides structurants, espaces secondaires …

Finalement, la diversité des termes présentés correspond bien à l’infinie variété des situations interstitielles. Néanmoins on peut s’interroger sur les raisons de leur mise à l’écart, comme un arrêt sur image sur lequel les évolutions des villes ont peu d’emprise.

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Le chapitre 2 sera consacré à la compréhension des processus et mécanismes à l’origine des interstices urbains dans les villes contemporaines.